lundi 7 juillet 2025

Il est arrivé devant ma porte une nuit ...

 




« Il est arrivé devant ma porte une nuit,

 Mouillé, maigre, blessé et terrifié :

Un chat blanc, louche, sans queue.

Je l’ai fait entrer, je lui ai donné à manger… et il est resté.

Il a fini par me faire confiance, jusqu’au jour

 Où un ami a monté la rampe du garage…

Et l’a renversé.

J’ai emmené ce qu’il restait de lui chez le vétérinaire, qui m’a dit :

« Il n’a pas beaucoup de chances… donne-lui ces comprimés…

sa colonne est brisée ; elle l’était déjà avant, 

Mais d’une manière ou d’une autre, elle s’était ressoudée.

S’il survit, il ne marchera jamais.

Regardez ces radios : on lui a tiré dessus, là, voyez ?

Les plombs sont encore là… Et autrefois, 

Il avait une queue, mais quelqu’un la lui a coupée… »

Je suis rentré avec le chat.

C’était un été brûlant, l’un des plus chauds depuis des décennies.

Je l’ai installé sur le carrelage frais de la salle de bain.

Je lui donnais de l’eau et ses médicaments,

il ne mangeait pas, ne touchait même pas à l’eau.

Alors je trempais mon doigt dedans pour lui humidifier la bouche.

Et je lui parlais. Je ne le quittais pas.

Je passais des heures dans la salle de bain à lui parler doucement,

à le toucher avec délicatesse.

Il me regardait de ses yeux clairs, bleus et louches.

Et les jours ont passé.

Un jour, il a bougé : il s’est traîné en avant avec ses pattes avant,

les arrière ne répondaient pas.

Il a réussi à atteindre la litière, à s’y hisser tant bien que mal.

C’était comme si une trompette sonnait la victoire,

dans la salle de bain et dans toute la ville.

Je me suis vu en lui.

Moi aussi, j’en avais bavé — pas autant, mais assez quand même.

Et puis, un matin, il s’est levé.

Il a tenu debout, est retombé, m’a regardé.

« Tu peux le faire », je lui ai dit.

Il a continué, tombait, se relevait,

Jusqu’à ce qu’enfin, il fasse quelques pas.

Il titubait comme un ivrogne ;

ses pattes arrière refusaient d’obéir, il retombait,

Se reposait… puis recommençait.

Tu connais la suite :

Aujourd’hui il va mieux que jamais —

Toujours louche, presque édenté,

Mais il a retrouvé sa grâce.

Et ce regard… ce regard n’a jamais disparu.

Et parfois, on m’invite à des interviews.

On veut m’entendre parler de la vie, de la littérature.

Alors je suis un peu ivre, je prends dans mes bras

 Mon chat louche, criblé de plombs, 

Ecrasé et sans queue, et je leur dis :

« Regardez, regardez ça ! »

Mais ils ne comprennent pas.

Ils disent des trucs comme :

« Et vous dites que Céline vous a influencé ? »

« Non », je réponds. Et je soulève le chat :

« C’est ça qui m’influence. Ce genre de choses. Cela, lui ! »

Je le secoue doucement, je le tiens 

Dans la lumière trouble et alcoolisée,

Il reste calme.

Il sait.

C’est là que l’interview se termine.

Et même si parfois je ressens une certaine

 Fierté quand je vois les photos ensuite 

Moi, et lui, ensemble sur l’image…

Lui aussi sait que tout cela est idiot.

Mais que d’une manière ou d’une autre,

Ça aide. »


 Charles Bukowski