J'appelle
"société de provocation" toute société d'abondance et en expansion
économique qui se livre à l'exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse
à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe,
les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de
la population qu'elle provoque à l'assouvissement de ses besoins réels ou
artificiellement créés, en même temps qu'elle lui refuse les moyens de
satisfaire cet appétit. Comment peut-on s'étonner, lorsqu'un jeune Noir du
ghetto, cerné de Cadillac et de magasins de luxe, bombardé à la radio et à la
télévision par une publicité frénétique qui le conditionne à sentir qu'il ne
peut pas se passer de ce qu'elle lui propose, depuis le dernier modèle annuel "obligatoire"
sorti par la General Motors ou Westinghouse, les vêtements, les appareils de
bonheur visuels et auditifs, ainsi que les cent mille autres réincarnations
saisonnières de gadgets dont vous ne pouvez vous passer à moins d'être un plouc,
comment s'étonner, dites-le-moi, si ce jeune finit par se ruer à la première
occasion sur les étalages béants derrière les vitrines brisées ? Sur un plan
plus général, la débauche de prospérité de l'Amérique blanche finit par agir
comme cette vitrine d'un magasin de luxe de la Cinquième Avenue sur un jeune
chômeur de Harlem.
J'appelle donc "société de provocation" une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu'elle exalte par le strip-tease publicitaire, par l'exhibitionnisme du train de vie, par la sommation à acheter et la psychose de la possession, et les moyens qu'elle donne aux masses intérieures ou extérieures de satisfaire non seulement les besoins artificiellement créés, mais encore et surtout les besoins les plus élémentaires.
Romain Gary / Chien Blanc