mercredi 12 février 2025

Le Vieux Chien

 






Le Vieux Chien


Il avait vécu comme un rebut, une ombre famélique errant sur le goudron sale d’un parking. Quatorze ans à grelotter sous la pluie, à chercher un coin sec entre deux carcasses de voitures, à se terrer dès qu’un pas menaçant résonnait. Il ne mangeait que les reliefs jetés par quelque âme distraite, des restes froids et maigres, souvent moisis. Son corps était un livre de cicatrices, témoignant des coups reçus, des pierres lancées, des insultes crachées. Il mordait, oui, comme on mord pour survivre, comme on gronde pour tenir les bourreaux à distance. Il n’avait jamais connu la douceur d’une main, seulement l’injustice d’un monde où il n’avait pas sa place.

Puis, un matin, le propriétaire du parking est parti. Il a fermé le portail derrière lui sans un regard pour la bête qui l’avait accompagné toutes ces années, comme un déchet oublié sous la pluie. L’animal est resté là, tremblant, le ventre creusé par la faim, les yeux cherchant une issue dans ce monde qui ne voulait pas de lui.

Je l’ai vu.

J’ai posé un morceau de pain sur le sol. Il a hésité, retroussé les babines, défié du regard. Il grognait, prêt à mordre, à se défendre contre cette pitié qu’il ne comprenait pas. Mais je n’ai pas reculé. Chaque jour, je revenais, déposant un peu de nourriture, patientant sous son regard de bête traquée.

Les semaines ont passé, et il s’est approché. Lentement. Un matin, il a osé manger près de ma porte. Puis, un soir, il a franchi le seuil.

Lorsque j’ai quitté la maison, je ne pouvais pas l’abandonner à son tour. Il est venu avec moi. Il a découvert une couverture moelleuse, une gamelle toujours pleine, des caresses hésitantes qu’il apprenait à accepter. Un jour, contre toute attente, il les a réclamées. Lui qui n’avait connu que la dureté du bitume découvrait la chaleur d’un foyer.

Son corps était usé, ses yeux voilés par la cécité, ses oreilles sourdes aux bruits du monde. Mais il était là, toujours à mes côtés, suivant mon ombre avec la ferveur des âmes sauvées. Il me guettait, me saluait de petits aboiements rauques, dormait contre moi, comme s’il cherchait à rattraper en quelques mois l’amour qu’il n’avait jamais eu.

Puis la mort l’a repris.

Il est parti doucement, la tête contre mon bras, comme un enfant qui s’endort. Mon cœur s’est brisé. Chaque matin, ma main se tend vers le vide, cherchant sa présence, trouvant l’absence. Son absence immense.

J’avais promis qu’il ne connaîtrait plus la faim, plus le froid, plus la solitude. J’ai tenu parole. Quand il s’en est allé, je lui ai soufflé des mots tendres, lui disant qu’il était aimé, qu’il le serait toujours.

Il n’a eu qu’un an et neuf mois de répit après quatorze ans d’enfer. Quelle injustice… Mais il m’a laissé une leçon que je n’oublierai jamais : il n’est jamais trop tard pour aimer, jamais trop tard pour croire en la douceur du monde.

Mon vieux chien repose maintenant sous la terre, mais il vit encore en moi.


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