Le Vieux Chien
Il avait
vécu comme un rebut, une ombre famélique errant sur le goudron sale d’un
parking. Quatorze ans à grelotter sous la pluie, à chercher un coin sec entre
deux carcasses de voitures, à se terrer dès qu’un pas menaçant résonnait. Il ne
mangeait que les reliefs jetés par quelque âme distraite, des restes froids et
maigres, souvent moisis. Son corps était un livre de cicatrices, témoignant des
coups reçus, des pierres lancées, des insultes crachées. Il mordait, oui, comme
on mord pour survivre, comme on gronde pour tenir les bourreaux à distance. Il
n’avait jamais connu la douceur d’une main, seulement l’injustice d’un monde où
il n’avait pas sa place.
Puis, un
matin, le propriétaire du parking est parti. Il a fermé le portail derrière lui
sans un regard pour la bête qui l’avait accompagné toutes ces années, comme un
déchet oublié sous la pluie. L’animal est resté là, tremblant, le ventre creusé
par la faim, les yeux cherchant une issue dans ce monde qui ne voulait pas de
lui.
Je l’ai
vu.
J’ai posé
un morceau de pain sur le sol. Il a hésité, retroussé les babines, défié du
regard. Il grognait, prêt à mordre, à se défendre contre cette pitié qu’il ne
comprenait pas. Mais je n’ai pas reculé. Chaque jour, je revenais, déposant un
peu de nourriture, patientant sous son regard de bête traquée.
Les
semaines ont passé, et il s’est approché. Lentement. Un matin, il a osé manger
près de ma porte. Puis, un soir, il a franchi le seuil.
Lorsque
j’ai quitté la maison, je ne pouvais pas l’abandonner à son tour. Il est venu
avec moi. Il a découvert une couverture moelleuse, une gamelle toujours pleine,
des caresses hésitantes qu’il apprenait à accepter. Un jour, contre toute
attente, il les a réclamées. Lui qui n’avait connu que la dureté du bitume
découvrait la chaleur d’un foyer.
Son corps
était usé, ses yeux voilés par la cécité, ses oreilles sourdes aux bruits du
monde. Mais il était là, toujours à mes côtés, suivant mon ombre avec la
ferveur des âmes sauvées. Il me guettait, me saluait de petits aboiements
rauques, dormait contre moi, comme s’il cherchait à rattraper en quelques mois
l’amour qu’il n’avait jamais eu.
Puis la
mort l’a repris.
Il est
parti doucement, la tête contre mon bras, comme un enfant qui s’endort. Mon
cœur s’est brisé. Chaque matin, ma main se tend vers le vide, cherchant sa
présence, trouvant l’absence. Son absence immense.
J’avais
promis qu’il ne connaîtrait plus la faim, plus le froid, plus la solitude. J’ai
tenu parole. Quand il s’en est allé, je lui ai soufflé des mots tendres, lui
disant qu’il était aimé, qu’il le serait toujours.
Il n’a eu
qu’un an et neuf mois de répit après quatorze ans d’enfer. Quelle injustice…
Mais il m’a laissé une leçon que je n’oublierai jamais : il n’est jamais trop
tard pour aimer, jamais trop tard pour croire en la douceur du monde.
Mon vieux
chien repose maintenant sous la terre, mais il vit encore en moi.
Source Internet