Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui
Ce qu’on peut aussi bien
négliger de faire demain.
Il n’est
même pas besoin de faire quoi que ce soit, ni aujourd’hui ni demain.
Ne pense
jamais à ce que tu vas faire. Ne le fais pas.
Vis ta
vie. Ne sois pas vécu par elle.
Dans la
vérité et dans l’erreur, dans le plaisir et dans l’ennui, sois ton être
véritable. Tu n’y parviendras qu’en rêvant, parce que ta vie réelle, ta vie
humaine, c’est celle qui, loin de t’appartenir, appartient aux autres. Tu
remplaceras donc la vie par le rêve, et ne te soucieras que de rêver à la
perfection. Dans aucun des actes de la vie réelle, depuis l’acte de naître
jusqu’à celui de mourir, tu n’agis vraiment : tu es agi ; tu ne vis pas, tu es
seulement vécu.
Deviens
aux yeux des autres un sphinx absurde. Enferme-toi, mais sans claquer la porte,
dans ta tour d’ivoire. Et cette tour d’ivoire, c’est toi-même.
Et si
l’on vient te dire que tout cela est faux, est absurde, n’en crois rien. Mais
ne crois pas non plus ce que je te dis, car on ne doit croire à rien.
Méprise
toute chose, mais de façon telle que ce mépris ne puisse te gêner. Ne crois pas
que ton mépris te rende supérieur. Tout l’art du noble mépris est là.
-
Bernardo Soares (Fernando Pessoa), Le Livre de l’intranquillité.