« Quand
j’étais petite, une grande sagesse précoce m’envoya, au plus beau de mes joies,
plusieurs avertissements mélancoliques, d’une amertume savoureuse au-dessus de
mon âge. Elle me dit… Vous pensez à une belle dame en blanc avec un diadème,
qui m’apparut parmi l’obscur feuillage du vieux noyer ? Pas du tout ! C’était
simplement, banalement, la « voix secrète », une immobilisation presque
douloureuse de ma pensée, de tout mon petit animal bien portant, excité et
repu, une porte entrouverte qui pour les enfants de mon âge demeure d’habitude
fermée… Elle me disait : « Vois, arrête-toi, cet instant est beau ! Y a-t-il
ailleurs, dans toute ta vie qui se précipite, un soleil aussi blond, un lilas
aussi bleu à force d’être mauve, un livre aussi passionnant, un fruit aussi
ruisselant de parfums sucrés, un lit aussi frais de draps rudes et blancs ?
Reverras-tu plus belle la forme de ces collines ? Combien de temps seras-tu
encore cette enfant ivre de sa seule vie, du seul battement de ses heureuses
artères ? Tout est si frais en toi que tu ne songes pas que tu as des membres,
des dents, des yeux, une bouche douce et périssable. Où ressentiras-tu la
première piqûre, la première déchéance ?… Oh ! souhaite d’arrêter le temps,
souhaite de demeurer encore un peu pareille à toi-même : ne grandis pas, ne
pense pas, ne souffre pas ! Souhaite cela si fort qu’un dieu, quelque part,
s’en émeuve et t’exauce !… »
Colette,
La Retraite sentimentale (1907)